2 ans auparavant, Morgan

Morgan avait fait louer un hangar, au travers d'une série de sociétés-écrans, au cœur de l'immense zone industrielle au sud de l'astroport, sur le pari qu'à cet endroit, un petit hangar loué au mois était banal. Ensuite, elle y installa les divers robots dont elle avait besoin, dont un banc de vibration pour les tests. Il n'était pas question de faire intervenir une aide extérieure. Les commanditaires avaient été très clairs à ce sujet. Ils avaient expliqué que l'intervention de tierces personnes, et en particulier des prestataires de services, augmentait le risque au-delà du tolérable. Ils admirent néanmoins une exception en la personne de Michael. Son aide se révéla plusieurs fois précieuse. Le reste, le montage de sa chaîne robotisée de réemballage de colis, Morgan le réalisa seule. Même avec les robots, les IA et toutes les machines qu'elle loua, cela fut un petit exploit et un authentique casse-tête. Elle passa un temps bien plus considérable qu'elle ne l'avait initialement estimé à faire des choses aussi simples que de monter une chèvre au dessus d'une caisse pour en sortir une machine, ou de trouver la bonne référence d'un outil manipulateur. Elle n'avait que peu d'expérience pratique pour le montage d'une telle installation, mais elle apprenait vite. Elle passa avec Rita un temps qu'elle trouva souvent exaspérant à trouver ce dont elle avait besoin, à se faire livrer. La moindre rondelle, le moindre rivet, chaque référence étaient une épreuve. Elle fit des conneries de gravité variables. La plus sévère consista à passer par erreur et obstination un robot dans un mode de contrôle qui court-circuitait tous les automatismes de sécurité. Le résultat fut une horrible blessure dans une tôle du bâti, un gâchis lamentable, mais heureusement sans conséquence pour l'usage qu'elle en avait. Elle manqua aussi se tuer en travaillant couchée sous un châssis sans avoir verrouillé l'hydraulique de la chèvre, du reste avant de découvrir que le raccord qu'elle cherchait sous la bête était accessible en façade. Elle bousilla quelques pièces. Elle perdit aussi des jours à chercher une erreur, avant de découvrir avec exaspération que la fibre optique qu'elle avait sortie de la caisse qu'on lui avait livrée correspondait bien au bon de commande... mais pour un autre usage ! Elle perdit une semaine entière, à la suite d'une panne sur une pompe à vide qui contamina l'un des bâtis. Elle fit, défit, refit et redéfit à la main, dans certains cas des dizaines de fois, des connexions et des montages délicats qui en temps normal étaient réalisées par des machines spécialisées dont elle avait dû se passer, car peu discrète à la location. Certains montages lui donnèrent des cauchemars. Rita avait beau lui fournir des plans en trois dimensions mis à jour à chaque opération, elle attrapait la berlue à en pleurer à manipuler les éléments repérés par des couleurs et des codes ; il y en avait encore et encore .... Quand on se trompait, on ne s'en rendait compte que beaucoup plus tard, et il fallait repartir en arrière... Un véritable enfer de patience et d'obstination poussées à bout. Le plus exaspérant était bien entendu qu'elle ne pouvait travailler qu'au petit bonheur, une demi-journée par ci, une heure par là, puisqu'elle travaillait dur et qu'il lui arrivait même de voler. En même temps, elle avait désespérément besoin d'être avec Esmeralda et Lise au minimum quelques heures, chaque jour qu'elle passait sur la Terre. Elle eut un choc au moral quand, mesurant les taux d'erreur de sa chaîne avec des colis de test, elle découvrit qu'elle était loin du compte. Pendant quelques heures, elle se dit qu'elle était ridicule, elle, ingénieur par formation à distance, quasi amatrice, avoir cru qu'elle allait pouvoir réaliser un système aussi complexe, le faire aux normes de l'astronautique qui étaient parmi les plus contraignantes et les plus complexes. Or, il était hors de question de ne pas passer avec succès les tests correspondant aux phases de vol critiques définies par l'ASI, en simulant le comportement d'un StarWanderer quasi entier, une bagatelle ! Elle reprit le problème à zéro avec Rita, vérifia point par point toutes les hypothèses, plancha avec l'IA des nuits entières pour comprendre la véritable nature de l'obstacle et tenter d'extraire du problème les variables qui faisaient la différence. La question était : est-ce que la quantité et la nature des tests pouvaient être réduites dans une enveloppe raisonnable, c'est à dire lui laissant une chance d'y parvenir dans les temps impartis avec des moyens somme toute modestes ? Elle batailla avec Rita qui, chaque fois, recherchait la vérité avec une majuscule, perdant du temps sur des détails, reconnaissant tardivement le mérite des hypothèses de travail de Morgan, investissant chaque fois dans d'interminables simulations complètes par peur qu'un facteur non linéaire ne vienne bouleverser la donne. Elles trouvèrent au bout du compte un compromis acceptable. Enfin, Morgan se mit à réaliser les équipements de test opérationnels. Il fallut acheter quatre douzaines de moteurs d'IA et les faire monter et configurer en banques de calcul par Michael. Ensuite, Rita les prit en esclave pour faire les simulations et piloter les tests. Le hangar était devenu un labyrinthe de machines et de câbles autour du banc de vibration sur lequel Morgan bricola un climatiseur maison pour faire les tests conjoints en température, à grand renfort de bâches industrielles, de pans de fibres, de panneaux de particules, de gaines souples. Le résultat final fut un bric-à-brac à peine imaginable, mais qui se révéla jouer parfaitement son rôle, permettant de trouver des dizaines de défauts mineurs que Morgan corrigea avant de redémarrer les procédures. Une nuit, le système passa pour la première fois la batterie de tests mise au point après tant d'efforts, en traitant une série de colis de test très difficiles. Morgan l'apprit le lendemain matin de Rita et elle sentit sa conscience soulagée d'un poids immense. Plus encore, ce n'était pas seulement la joie intense d'avoir atteint l'objectif, c'était la réalisation de ce qu'elle était parvenue à faire en tant que preuve de ses capacités, seule, qui était importante pour elle. Ce soir là, elle fit la fête avec Lise : champagne français, blinis maison et saumon des fermes de l'antarctique. Éméchées, elles dansèrent langoureusement avant de faire semblant de se chamailler dans un grand délire et de sauter toutes habillées dans la piscine, suivie par une Esmeralda glapissante de surexcitation et de bonheur. Rita avait laissé le système tourner. Après une semaine de tests, un défaut mineur et facile à régler fut révélé. Comme elle en avait le temps, Morgan le corrigea et ensuite la machine repassa le plan de test avec tous les voyants au vert. Ils étaient fin près, Morgan le rapporta à ses commanditaires.